Quand l’Art rencontre la neurobiologie
Le peintre Guillaume Bottazzi vient de poser la touche finale à un tableau de 144m², visible depuis la Grande Arche. Cette œuvre jouxte le stadium…
L’exposition du musée Bourdelle, Les Contes étranges de Niels Hansen Jacobsen, un Danois à Paris nous entraîne au coeur d’un univers peuplé de créatures fantastiques et explore les cercles symbolistes parisiens des années 1890-1900.
Niels Hansen Jacobsen est un artiste danois de la fin du XIXème siècle. Il suit une formation classique à l’académie des Beaux-Arts de Copenhague, dans la tradition du sculpteur Berthel Thorvaldsen, imprégnée des modèles de la statuaire antique. Il obtient une bourse, grâce à son talent, lui permettant de voyager. Jacobsen découvre alors l’Italie et l’Allemagne avant d’arriver à Paris en 1892. Il y vivra 10 ans avec son épouse Anna Gabriele Rohde, artiste également. Paris est alors, avec Bruxelles, et avant la Sécession viennoise, l’une des capitales du premier symbolisme. Ils emménagent boulevard Arago aux côtés d’autres artistes comme Modigliani, Gauguin, le sculpteur et céramiste Jean Carriès, ou encore l’illustrateur Eugène Grasset, un des initiateurs du style 1900. Des amis de Copenhague les rejoignent dans cette partie du XIIIème arrondissement et contribuent à en faire un lieu artistique bouillonnant, point de rencontre des symbolistes danois et français.
L’exposition, qui se consacre à ces années parisiennes de Jacobsen, dépasse véritablement le cadre de la stricte monographie pour nous proposer un vrai éclairage sur la scène d’avant-garde symboliste parisienne. Les oeuvres de Niels Hansen Jacobsen sont accompagnées de celles de ses confrères et amis : Odilon Redon, Jean Carriès, Jens Lund ou encore Antoine Bourdelle… L’oeuvre de l’artiste danois prend tout son sens à la lumière de ces amitiés artistiques.
Ainsi c’est à Paris et non pas à Copenhague, sous l’impulsion de ses voisins et notamment de Jean Carriès que Jacobsen s’essaie à la céramique. Il avait été séduit par cette technique lors de la découverte des pots en grès du Japon à l’Exposition Universelle de 1878. Dès 1894, il expérimente, s’amuse avec la technique, s’approprie la matière. Tel un alchimiste, il joue avec la terre, les émaux luisants ou mats, les coulures et les hasards du feu pour révéler la matière et produire des pièces uniques. De retour au Danemark, il continuera ses expériences.
Lorsqu’il arrive à Paris, Niels Hansen Jacobsen apporte avec lui l’imaginaire scandinave et le confronte avec l’onirisme des Symbolistes. Il se plonge dans le folklore et les contes d’Hans Christian Andersen pour en extraire des sirènes, des trolls, des monstres ou gargouilles. Il revisite les légendes en les modernisant pour en proposer une version universelle et atemporelle. Son vocabulaire plastique se pare de l’étrangeté du symbolisme avec une tendance fantastique. On remarque de façon évidente les parallèles qui se créent avec les fantasmes de Gustave Moreau, les chimères de Böcklin, les mythes de Gauguin et les fantasmagories d’Odilon Redon.
Le parcours de l’exposition est thématique. Les sections sont définies autour des cinq sculptures majeures de Jacobsen, elles-mêmes inspirées des contes d’Andersen. Ainsi nous sommes accueillis par la Petite Sirène. Le roman a été publié quelques années auparavant, en 1837. Il est à rattacher aux mythologies de nymphes, d’ondines, de ces jeunes femmes liées à la nature qui vont rencontrer un fort succès dans le vocabulaire de l’Art nouveau. Le rattachement de la femme à l’eau, l’ambivalence des notions de désir et de mort exploités dans le conte, les possibilités plastiques de jouer sur les arabesques des flots et de la chevelure connaitront un fort succès. Gustave Moreau s’en empare dans ses aquarelles, Odilon Redon dans ses lithographies, Jens Lund dans ses compositions ou encore Louis Comfort Tiffany dans ses oeuvres en verre irisé.
Ensuite nous nous confrontons aux monstres, chimères et autres diableries. En 1896, Jacobsen, en séjour au Danemark, conçoit une oeuvre monumentale, comme il les affectionne, Troll qui flaire la chair de chrétiens. Cette créature bestiale du folklore scandinave est caractérisée par des cornes, des serres à trois doigts et une queue pointue. Elle attire l’artiste pour ses caractéristiques anthropomorphes et d’hybridation. Au même moment en France, Gauguin et les Nabis, jouent sur ce registre pour proposer une lecture du double sauvage de l’artiste. En privilégiant la vocation ornementale de l’art, ils peuvent couper tout lien avec le réel et s’aventurer dans un monde étrange, symbole de notre psyché. Ce troll qui vit dans la forêt est une représentation des créatures et des peurs qui hantent notre esprit.
La section suivante est consacrée au masque et avec lui à l’identité qui se dérobe. A l’instar de ceux du théâtre de Nô, que les artistes parisiens comme Bourdelle admiraient, le masque permet de figer une expression jusqu’à sa forme la plus caricaturale et saisissante. Jacobsen décline des physionomies et des allégories grâce à ce support. Le masque fige les traits, les tend tellement qu’ils en deviennent inhumains. Böcklin, Bourdelle ou encore Gustave Moreau s’emparent du mythe de la Méduse ou de Salomé et de ces têtes découpées, dans une approche très symboliste liant amour et mort.
Les symbolistes ont également accordé une importante à la thématique de l’ombre. Insaisissable, irrationnelle et incontrôlée, l’ombre est une part de chacun d’entre nous. Elle côtoie le monde nocturne, celui des rêves, des cauchemars et de l’imaginaire. Dans le conte d’Andersen L’Ombre, elle est autonome et douée de raison. Après que son propriétaire lui ait donné la permission de partir loin de lui, cette ombre voyage et découvre le monde avant de revenir et de martyriser l’homme qui devient alors l’ombre de son ombre. Jacobsen illustre ce conte et donne à l’ombre toute sa dimension sinistre. L’ombre est apparentée à la mort, comme chez les peintres allemands ou nordiques, comme chez Dürer ou Grünewald.
Enfin la dernière partie est centrée autour de L’histoire d’une mère, probablement le conte le plus sombre d’Andersen, où une mère tente de sauver son enfant des griffes de la mort. Comme dans le récit de la Petite Sirène la femme est face à un dilemme. Sur le plan plastique, ce thème est également l’occasion de multiplier les ondulations, les volutes et les spirales : de la chevelure de la mère à la robe de la Mort, c’est un tourbillon qui nous entraîne. L’analogie entre âme et fleur développée dans le conte donne également lieu à des interprétations entre mort et végétal.
La sélection d’oeuvres est riche et pointue et met en valeur la pluralité des matériaux. On peut observer l’élaboration du langage plastique du jeune artiste au contact de ses contemporains. La scénographie souligne la plongée onirique vers un symbolisme de plus en plus marqué, et ménage des perspectives entre sections pour insister sur la dramatisation et la théâtralité.
Si les oeuvres de Jacobsen sont toujours mises en relation avec celles de ses contemporains et amis, et si nous réalisons à quel point les thématiques abordées peuvent être proches, la production du Danois est éminemment originale. Son oeuvre, nourrie par les contes d’Andersen et par la mythologie nordique d’une part, et par les préoccupations symbolistes et les recherches formelles de l’art nouveau d’autre part, alterne entre féerie et cruauté, étrange et macabre, ambiguïté et poésie. Jacobsen fait le lien entre une identité scandinave forte et une approche symboliste, entre une esthétique art nouveau et des expérimentations techniques originales.
Liste des oeuvres :
1) Crépuscule: portrait du sculpteur Niels Hansen Jacobsen, Henriette Hahn-Brinckmann, 1900, Vejen Kunstmuseum.
2) Musée Grévin, masque, Antoine Bourdelle, 1900, musée Bourdelle, Paris.
3) La femme au chapeau noir, Georges de Feure, 1898, Collection Lucile Audouy, Paris.
4) La Nuit, Victor Prouvé, 1894, musée de l’Ecole de Nancy.
5) La gloire du Seigneur, Jens Lund, 1899, Vejen Kunstmuseum.
6) Grenouille aux oreilles de lapin, Jean Carriès, 1891, Petit Palais, Paris.
7) Pot cabossé, Jean Carriès, 1894, Petit Palais, Paris.
8) Tête de faune, Jean Carriès, 1885, Petit Palais, Paris.
9) Douleur, Ville Vallgren, 1893, Collection Lucile Audouy, Paris.
10) « Mon âme voltige sur les parfums.. » Charles Beaudelaire, Jens Lund, 1901, Vejen Kunstmuseum.
11) Ophélie, Paul Albert Steck, 1894, Petit Palais, Paris.
12) La Petite Sirène, Niels Hansen Jacobsen, 1901, Vejen Kunstmuseum.
13) La sirène sortit des flots, vêtue de dards, Odilon Redon, 1883, Bibliothèque Nationale de France.
14) Notre-Dame, anonyme, 1905, Bibliothèque Nationale de France.
15) Troll qui flaire la chair de chrétiens, Niels Hansen Jacobsen, 1896, Vejen Kunstmuseum.
16) Porte monumentale, fragment de l’arcade supérieure, côté droit, carreau monstre aux oreilles pointues, Jean Carriès, 1891, Petit Palais Paris.
17) Bouclier avec le visage de Méduse, Arnold Böcklin, 1897, musée d’Orsay, Paris.
18) Masques accolés, Jean Carriès, 1888, Petit Palais, Paris.
19) Masque de l’automne, Niels Hansen Jacobsen, 1896, Vejen Kunstmuseum.
20) Masque Nô, anonyme, musée Bourdelle, Paris.
21) L’Ombre, Niels Hansen Jacobsen, 1897, Vejen Kunstmuseum.
22) « Et celui qui était monté dessus se nommait la Mort… » Planche de l’Apocalypse, Odilon Redon, 1899, Petit Palais, Paris.
23) La Mort et la Mère, Niels Hansen Jacobsen, 1892, Vejen Kunstmuseum.
24) Fleur du jour, Jens Lund, 1898, 1897, Vejen Kunstmuseum.
25) « Ô ténèbres dévoratrices de mondes! Et pourtant de nouveaux mondes sans cesse émergent de votre sein! Car la lumière, l’éternelle, secrète, lumière brille à travers vous. », Jens Lund, 1904, Vejen Kunstmuseum.
26) Chopin, Boleslas Biegas, 1902, Collection Lucile Audouy, Paris.
27) Vitrioleuse, Eugène Grasset, 1894, Beaux-arts de Paris
28) Buste de Jane Avril, Antoine Bourdelle, 1900, musée Bourdelle, Paris.
29) La Poterie, peinture décorative pour le pavillon « l’art nouveau Bing », Georges de Feure, musée d’Orsay, Paris.
30) Le défi (L’idole noire), extrait de la série « Voies du silence », Frantisek Kupka, 1900, Collection Lucile Audouy, Paris.
31) Le Sphinx, Boleslas Biegas, 1902, musée d’Orsay, Paris.
Article rédigé par Amélie Hautemaniere – Photos de l’auteur.
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