Lors de la fermeture des musées, le 29 octobre 2020, la Fondation Vuitton présentait depuis un peu plus d’un mois une exposition consacrée à la photographe américaine, Cindy Sherman. Cette rétrospective rendait hommage à cette artiste qui a dévolu sa carrière presque uniquement à l’art du portrait, et ce en étant son unique modèle. L’exposition ne pourra pas réouvrir ses portes lorsque la situation sanitaire autorisera les institutions culturelles à recevoir à nouveau du public. Nous vous proposons de parcourir les salles de l’exposition avec nous !

Le parcours de l’exposition suit une logique chronologique et présente en vingt-deux étapes et grâce à plus de 170 clichés, les séries produites par Cindy Sherman depuis ses oeuvres de jeunesse, de la fin des années 70, jusqu’à ses productions les plus récentes réalisées en 2020.

Dès les premières oeuvres de Cindy Sherman, nous relevons la diversité des techniques avec lesquelles elle s’amuse: collages, photographies ou films. Les thèmes et réflexions qui la suivront toute sa carrière sont également déjà présents: elle interroge son identité, dans un processus narcissique autant que identitaire. Elle invente des histoires et s’improvise actrice de fiction, elle plagie les codes des magazines de mode et devient modèle, elle joue avec sa physionomie et les déguisements pour se transformer.

Entre 1977 et 1980, Cindy Sherman s’amuse des codes du cinéma dans sa série Untitled Film Stills. Elle recrée des décors et s’imagine en héroïne du grand écran. Aucun film précis n’est cité, pourtant les codes immédiatement reconnaissables qu’elle égrène dans ses clichés, nous parlent au premier regard. Dès cette série, nous saisissons ce qui fait la particularité de la photographe: elle est à la fois actrice, modèle, costumière, technicienne, éclairagiste, costumière, accessoiriste et bien sûr artiste!

La série à laquelle elle se consacre ensuite, et qui nous est présentée dans le cheminement de l’exposition est Real Screen Projections. Là aussi, Cindy Sherman flirte avec l’ambiance du cinéma. Elle s’intéresse au dispositif de rear projection qui par un jeu d’écran permettait de plonger les acteurs dans un décor, le plus souvent en mouvement.

Entre 2016 et 2018, Cindy Sherman retrouvera l’ambiance du cinéma dans la série Flappers. Elle se représente en femme indépendante et libérée de l’entre deux guerres, à l’âge d’or d’Hollywood. Le décor et les costumes évoquent l’opulence et les poses révèlent l’audace de ces jeunes premières. Pourtant Cindy Sherman, laisse volontairement transparaitre ses rides sous son maquillage, comme un rappel du temps qui passe et qui marque.

En 1981, la revue Artforum commande une série de photographies à Cindy Sherman. Cependant, ils renonceront à les publier par peur des interprétations possibles. La série Centerfolds s’inspire en effet des photographies de nus des pages centrales des magazines de charme. L’artiste imagine à la place des pin-up des jeunes filles rêveuses, que l’on sent amoureuses voire effrayées. Les oeuvres de Cindy Sherman sont souvent suggestives et ouvrent la voie à de multiples significations. Puisqu’elles racontent une histoire, la tentation est grande pour le spectateur d’imaginer les scènes qui précèdent et suivent celles représentées par la photographie.

En 1982, dans les Color Studies, nous pensons apercevoir la véritable Cindy Sherman: cheveux courts, en peignoir, sans mise en scène excessive et clinquante. Cependant encore une fois tout est étudié et travaillé. L’approche formelle prédomine et la lumière et le cadrage ont plus d’importance que le sujet en lui-même.

En 1983, Cindy Sherman reçoit la commande d’une série de photographie pour faire la promotion d’une boutique, destinée à être publiée dans le magazine Interview. Elle peut alors jouer avec les vêtements de grands couturiers, tels que Jean-Paul Gaultier ou ceux de la marque Comme des garçons. Pourtant elle ne privilégie pas l’approche glamour, attendue pour la valorisation de collections de haute couture. Elle renforce l’ambiguïté des couturiers qui s’interrogent sur l’appréhension des normes culturelles liées au corps et aux habits. Elle propose des personnages absents voire agressifs. Les vêtements deviennent des costumes, ils s’intègrent à l’imaginaire de Cindy Sherman et perdent leur identité propre.

Ces jeux avec les costumes et ce désir si fort de raconter des histoires, ne pouvaient qu’ouvrir une porte à l’univers du conte dans l’oeuvre de Cindy Sherman. En 1985, avec sa série Fairy Tales, la photographe franchit le pas et nous invite dans son conte de fée terrifiant. Elle joue avec les échelles et utilise des prothèses pour créer des figures hybrides entre l’humain et l’animal. Nous retrouvons cette tendance grotesque dans ses séries quasiment surréalistes à fort caractère sexuel. Si le corps est au centre de ces images, il ne s’agit plus du sien, mais de celui de mannequins. Elle en utilise parfois que des sections: jambes, troncs, bras, etc. Si la sexualité est alors exposée crûment, elle est déshumanisée. Ces oeuvres provocantes, résonnent de façon particulière, replongée dans leur contexte, celui de l’Amérique puritaine de la fin des années 80 et du début des années 90, faisant face à la crise du SIDA.

Avec la série Disasters, en 1986, elle bascule dans le trash et le gore. Si on ne perçoit pas clairement tous les éléments qui composent le fonds des photographies, il semble qu’il s’agit de matières organiques au stade de la putréfaction. Ces natures mortes étranges et répugnantes laissent peu de place aux personnages. Nous apercevons des parties de corps ou nous captons un regard grâce au reflet d’un miroir.

En 1989, Cindy Sherman se confronte à la tradition occidentale du portrait peint. Elle reprend les styles, l’iconographie, les thèmes et les manières des écoles françaises, hollandaises ou italiennes. Elle accentue l’aspect artificiel de ces portraits et parodie plus qu’elle ne copie les codes traditionnels de la représentation. Certains de ses tableaux font explicitement référence à une oeuvre existante. Les autres sont des pastiches s’appuyant sur une coiffure, un vêtement, des perruques et des prothèses si besoin.

En 1994, Cindy Sherman donne le premier rôle à un de ses accessoires fétiches, le masque. Elle se cache en partie derrière, laissant apercevoir un bout de son visage déformé par des effets de grossissement. Le masque est celui de l’acteur des théâtres antiques, une fois ôté nous sommes toujours face à un personnage.

La série présentée à la suite de celle-ci, bien qu’elle date de 2003 est l’une des plus célèbres de Cindy Sherman: Clowns. Encore une fois elle s’approprie les codes d’un univers en les grossissant et en les caricaturant. Elle joue avec les perruques colorées caractéristiques, l’exubérance des personnages, la saturation du maquillage et l’extravagance des tenues. Le clown n’est pas seulement un personnage masculin, il peut être féminin ou androgyne. Cindy Sherman détaille toute une palette d’émotions et de réactions. Pour la première fois, elle utilise le logiciel de retouches Photoshop pour concevoir les fonds et les décors de ses photographies.

Cindy Sherman travaille par séries, cependant, en 2015, elle reprend des images non exploitées de séries précédentes pour créer des collages et rapprocher des oeuvres qui n’avaient pas été pensées pour se côtoyer. Cette proximité leur apporte une nouvelle signification. Elle recoure à nouveau à des retouches en 2010 pour sa série Murals, où des personnages de taille démesurée s’exposent directement sur les murs du lieu où ils sont présentés, comme des êtres surnaturels projetés dans notre réalité.

A la suite de ces Murals, elle produit des vues panoramiques en collaboration avec Chanel. Elle se détache sur des paysages rappelant ceux du Cinémascope dans des tenues sélectionnées avec Karl Lagerfeld. Sans aucune volonté de se fondre dans l’environnement, elle semble incrustée sur les photographies de nature sauvage.

En 2008, Cindy Sherman s’attelle à une série intitulée Society Portraits. Elle reprend la photographie après une césure de quatre ans. Les appareils numériques qu’elles utilisent désormais accentuent ses nouvelles rides et les traits de son visage. Elle met à profit ses changements physiques pour raconter une autre histoire. Elle propose une série de portraits d’apparat, représentant la haute bourgeoisie ou la noblesse. Cependant le vernis semble s’écailler et laisser apercevoir les failles.

Les illusions perdues étaient aussi au centre de la série Headshots réalisée en 2000. Cindy Sherman y incarne des comédiennes à la gloire passée, retombée dans l’oubli. Leur difficulté à retrouver leur place et leur crainte face à l’âge qui passe est cruel même si le regard posé sur ces héroïnes d’un temps passé est tendre.

L’exposition aborde ensuite une dernière fois les liens entre Cindy Sherman et l’univers de la mode. Lorsqu’elle collabore avec Balenciaga ou avec le Harper’s Bazaar, elle reprend les codes des images publiées sur les réseaux sociaux par les Instagrameurs, blogueurs et influenceurs. Curieusement, Cindy Sherman n’apprécie pas les selfies, qu’elle juge vulgaire.

Enfin la visite se termine avec la dernière série de l’artiste, Men. Pour la première fois, Cindy Sherman, campe un rôle masculin pour l’intégralité d’une série. Grâce à des tenues de Stella McCartney, elle imagine des figures qui brouillent l’identité de genre: un questionnement aux échos très actuels.

Le parcours plus ou moins chronologique permet d’apprécier les évolutions des procédés techniques, entre l’argentique du début, le passage à la couleur, le numérique et les retouches des images.

Il est dommage que cette exposition ne prenne pas le temps de présenter les artistes avec qui elle a débuté à New York, notamment le groupe des Pictures Génération. On comprend toujours mieux un artiste lorsqu’il est confronté à ses pairs et sources d’inspiration. La scénographie est impeccable. Les murs de couleurs, sont agrémentés de miroirs qui renvoient aux visiteurs leur reflet et ceux des autres et qui superposent les images de différentes séries.

Si depuis les premières oeuvres, le principe de création est identique et les questionnements qui sous tendent son travail sont déjà présents, l’univers de Cindy Sherman évolue au fur et à mesure des séries. Il se fait de plus en plus grinçant, jusqu’à atteindre le trash. Elle joue avec les ambiances et s’approprient les codes du cinéma, du portrait peint, de la mode, du conte, de l’horreur et des magazines en papier glacé. Elle propose des personnages qui sont tour à tour dérangeants, déplaisants, séduisants, émouvants ou amusants. Elle rend si bien le réel qu’elle le pare d’une aura d’étrangeté.

Dans ses compositions, elle flirte entre le stéréotype et la parodie. Elle est dans toutes ses photographies et pourtant elle n’est jamais la même. Nous pensons avoir saisi ses traits, mais elle se dérobe, interrogeant ainsi en permanence son identité et la notre. Elle n’est jamais le sujet des photographies. Celles-ci n’ont d’ailleurs pas de titre. Chacun est libre de se les approprier de et de raconter son histoire à partir de ce que l’artiste met en scène.

Retrouvez l’exposition sur YouTube

Liste des oeuvres:

1) Untitled #578, 2016, Courtesy de l’artiste, Metro Picture New-York
2) Cover girl, 1975-2011, collection privée
3) Untitled Film still #32, 1979, Olbricht collection
4) Untitled Film still #13, 1978, Barbara & Richard S. Lane
5) Untitled Film still #22, 1978, Fondation Louis Vuitton
6) Untitled #76, 1980, Fondation Louis Vuitton
7) Untitled #574, 2016, Young Family, New York
8) Untitled #585, 2018, collection privée
9) Untitled #575, 2016, collection privée
10) Untitled #96, 1981, Fondation Louis Vuitton
11) Untitled #113, 1982, Fondation Louis Vuitton
12) Untitled #133, 1984, Fondation Louis Vuitton
13) Untitled #132, 1984, Fondation Louis Vuitton
14) Untitled #131, 1983, Metro Picture
15) Untitled #148, 1985, Fondation Louis Vuitton
16) Untitled #316, 1995, collection MJS, Paris
17) Untitled #258, 1992, Fondation Louis Vuitton
18) Untitled #153, 1985, Courtesy de l’artiste, Metro Picture New-York
19) Untitled #167, 198, Fondation Louis Vuitton
20) Untitled #224, 1990, Courtesy de l’artiste, Metro Picture New-York
21) Untitled #204, 1989, Courtesy de l’artiste, Metro Picture New-York
22) Untitled #212, 1989, Fondation Louis Vuitton
23) Untitled #228, 1990, Courtesy de l’artiste, Metro Picture New-York
24) Untitled #205, 1989, Fondation Louis Vuitton

25) Untitled #328, 1996, Fondation Louis Vuitton
26) Untitled #414, 2003, Fondation Louis Vuitton
27) Untitled #411, 2003, Fondation Louis Vuitton
28) Untitled #424, 2004, collection privée
29) Collages, 2015
30) Untitled #549, 2010, Fondation Louis Vuitton
31) Untitled #540, 2010, collection privée
32) Untitled #547, 2010, Courtesy de l’artiste, Gagosian
33) Untitled #477, 2008, collection Carla Emil et Rich Silverstein
34) Untitled #465, 2008, collection privée
35) Untitled #399, 2000, Fondation Louis Vuitton
36) Untitled #359, 2000, Glenstone museum, Maryland
37) Untitled #588, 2016, Courtesy de l’artiste, Metro Picture New-York
38) Untitled #586, 2016, Courtesy de l’artiste, Metro Picture New-York
39) Untitled #590, 2016, Courtesy de l’artiste, Metro Picture New-York
40) Untitled #614, 2019, Courtesy de l’artiste, Metro Picture New-York
41) Untitled #602, 2019, Fondation Louis Vuitton
42) Untitled #603, 2019, Courtesy de l’artiste, Metro Picture New-York
43) Untitled #577, 2016, Glenstone museum, Maryland
44) Untitled #566, 2016, Glenstone museum, Maryland
45) Untitled #579, 2016, Courtesy de l’artiste, Metro Picture New-York
46) Untitled Film still #25, 1978, Courtesy de l’artiste, Metro Picture New-York

Article rédigé par Amélie Hautemaniere – Photos de l’auteur.

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