Programmée en 2020, l’exposition Chagall, Modigliani, Soutine,… Paris pour école est enfin accessible au musée d’art et d’histoire du Judaïsme. L’exposition avait été pensée en complément avec celle du musée de Montmartre consacrée à Otto Freundlich, que nous avions visité pour vous (retrouvez l’article ici). Au début du XXème siècle, des artistes du monde entier migrent à Paris, capitale de l’art moderne. La scène parisienne connaît une émulation marquée par un cosmopolitisme encore assez nouveau dans l’histoire de l’art. Ces artistes ne s’expriment pas dans le même style ou technique mais pourtant, ils sont communément regroupés sous l’appellation « Ecole de Paris » et contribuent à faire de Paris le foyer de la création artistique jusqu’au début des années 60.  

Parmi ces hommes et femmes, beaucoup sont de confession juive. Ils quittent l’Empire  russe, ou des grandes métropoles européennes, en quête d’une plus grande liberté de création et des possibilités d’émancipation sociale, religieuse et surtout artistique. L’accès aux disciplines artistiques est limité par des quotas dans l’Empire russe; se rendre en France est souvent le seul moyen d’exercer leur art. Les artistes juifs sont particulièrement nombreux: le Bulgare Jules Pascin, les Russes Marc Chagall, Chaïm Soutine, Ossip Zadkine et Sonia Delaunay, ou encore l’Italien Amedeo Modigliani, etc… L’exposition nous entraîne à leur rencontre dans un parcours chronologique.

Au début du XXème siècle, Paris fascine. Les maîtres français du XIXème siècle et les Impressionnistes sont enseignés dans toutes les écoles d’art. La ville est animée par une énergie et une émulation comme nulle part ailleurs. Montparnasse avec ses cafés et ses Académies devient le rendez-vous des intellectuels, des marchands, des critiques et des artistes. En 1908, la création de l’Académie Matisse permet aux artistes étrangers de se  former et d’échanger sur les expressions nouvelles, notamment celles présentées par les Fauves lors du Salon d’automne de 1905 qui marquent particulièrement la première génération d’immigrés.

Le mouvement du cubisme pratiqué par Pablo Picasso et Georges Braque entre 1907 et 1914 connaît un grand succès. Les Polonais Louis Marcoussis et Henri Hayden ou le Hongrois Alfred Reth s’intéressent à cette nouvelle manière de représenter les formes et la perspective en recourant à la géométrie. Chaque artiste insuffle une identité qui lui est propre aux principes du cubisme. Jacques Lipchitz transpose le cubisme en sculpture.  Sonia et Robert Delaunay ne renonceront pas à la couleur et accentueront les courbes pour un cubisme à tendance orphique.

En 1902, le sculpteur et philanthrope Alfred Boucher rachète la rotonde des vins de  Gironde construite pour l’Exposition Universelle de 1900. Il remonte le bâtiment passage Dantzig près des abattoirs Vaugirard afin d’accueillir des artistes en leur proposant des ateliers aux loyers très bas: la Ruche. Cent quarante artistes dont de nombreux étrangers y trouvent refuge. Le yiddish est l’une des langues les plus couramment parlées dans cette communauté. Les artistes partagent également un imaginaire très marqué par la tradition juive. Henri Epstein, Isaac Lichtenstein, Marek Szwarc et Joseph Tchaïkov fondent une revue le Makhmadim dédiée spécifiquement à l’art juif. C’est dans cette atmosphère de création intense que Ossip Zadkine, Marc Chagall ou encore Chaïm Soutine s’installent à la  Ruche. Ce lieu leur sert de transition entre leur pays et culture d’origine et la société  française. Si l’ambiance est propice à la création, ils y vivent dans le plus grand dénuement matériel et dès que leurs finances s’améliorent, ils quittent ce premier foyer parisien.

En 1906, Amedeo Modigliani arrive à Paris et s’installe au Bateau Lavoir à Montmartre, avant de préférer le quartier de Montparnasse. Il y côtoie Constantin Brancusi et privilégie alors la sculpture. En 1914, il est réformé. Il est affaibli et ne peut plus pratiquer la taille de pierre. Il reprend la pratique de la peinture. Modigliani est alors le portraitiste de la bohème parisienne et cosmopolite. Il peint ses amis et connaissances: Henri Epstein, Chaïm Soutine, Jacques Lipchitz mais aussi les marchands, les poètes et tous ceux qu’ils rencontrent… Les portraits sont son terrain d’expérimentation. Formé en Italie par l’étude de maîtres de la Renaissance, il est fasciné par les sculptures africaines et khmères. Il recherche une simplification des formes et une beauté abstraite, où la personnalité et l’individu ne transparaît plus.  

Lorsque le 1er août 1914, la mobilisation est annoncée, elle pose un dilemme pour beaucoup d’artistes pris en étau entre leur patrie d’origine et leur pays d’adoption. Jules Pascin quitte Paris pour New-York, en passant par Londres, pour ne pas être enrôlé dans l’armée bulgare hostile à la France. Marc Chagall, en Russie pour voir sa famille se trouve coincé par la fermeture des frontières. Il restera à Vitebsk où il fonde un musée et une  école d’art.

Le 29 juillet, des intellectuels étrangers menés par Blaise Cendrars appellent à  l’enrôlement volontaire des immigrés. 8 500 juifs étrangers rejoindront l’armée française: il s’agit pour eux de s’engager auprès de la patrie des droits de l’Homme. Ossip Zadkine, Louis Marcoussis ou encore Moïse Kisling intègrent la Légion étrangère. A l’issue du conflit, beaucoup d’entre eux seront naturalisés.  

La fin de la Première Guerre mondiale insuffle un sentiment de liberté et une effervescence toute particulière dans la capitale. Les années 20 voient l’apparition de la radio, du cinéma parlant et du jazz. Les bals, fêtes, banquets sont étourdissants, notamment dans la communauté toujours très cosmopolite de Montparnasse. Jules Pascin peint cette euphorie et frénésie des Années folles que André Kestész de son côté photographie.

Les artistes qui avant guerre vivaient le plus souvent dans des communautés et un grand dénuement vont gagner en reconnaissance entre les deux guerres. Les artistes de Montparnasse qui ont privilégié l’art du portrait, tels que Chaïm Soutine ou Chana Orloff vendent des œuvres à des institutions et s’exportent à l’international. Ils sont présents dans les expositions, les galeries et les foires. Les comptes-rendus soulignent la qualité de leurs œuvres: Max Jacob, Guillaume Apollinaire et André Salmon, les critiques les plus influents de la période s’intéressent à la production de ces artistes d’origine étrangère. Cette omniprésence de noms étrangers commence à faire grincer des dents des nationalistes. En 1924, le Salon des Indépendants choisit de ne plus exposer les artistes par ordre alphabétique mais de les regrouper selon leur nationalité. Face à la xénophobie, le critique André Warnod désigne les artistes étrangers sous le nom d’Ecole de Paris, reconnaissant ainsi leur apport au dynamisme de la création française. En 1931, la crise économique atteint la France et exacerbe le nationalisme. 

En parallèle, les années 20 sont une période propice à la vie culturelle de la communauté juive. Des revues en yiddish sont publiées, illustrées pour l’une d’entre elles par Marc Chagall. D’autres publications juives en langue française s’intéressent à l’art en France durant les années 20 proposant des études et organisant des expositions.

L’Occupation signe la fin de l’Ecole de Paris en 1940. Les artistes sont nombreux à fuir la capitale. Le 4 octobre 1940, le gouvernement de Vichy ajoute au statut des juifs tout juste promulgué, une loi concernant les « ressortissants étrangers de race juive ». Pour ne pas être interné ou assigné à une résidence forcée, ces derniers n’ont plus d’autre choix que de fuir. Le journaliste américain Varian Fry organise un Emergency Rescue Committee qui va  permettre à des artistes et intellectuels de se réfugier à New-York. Cela sera le cas de Marc Chagall, de Jacques Lipchitz. Cependant beaucoup des artistes qui avaient trouvé à Paris une vie meilleure sont arrêtés et déportés vers des camps d’extermination. Henri Epstein, Otto Freundlich, Léon Weissberg et beaucoup d’autres connaîtront ce sort funeste. Les  œuvres des artistes sont détruites ou spoliées. Cette première Ecole de Paris s’achève dans la douleur, l’exil ou la mort. Dans la dernière salle de l’exposition résonne un poème de Marc Chagall, Nos artistes martyres, publié en préface du livre du journaliste Hersh Fenster qui dès 1951 a tenté de retracer l’itinéraire des artistes morts en déportation. Parmi les quatre vingt quatre peintres, sculpteurs ou illustrateurs répertoriés dans son livre, seuls huit ont pu survivre au chaos. Le musée d’art et d’histoire du Judaïsme leur rend hommage grâce à une présentation dédiée dans les salles du sous-sol. 

L’exposition nous fait traverser les époques de l’émulation artistique du début du siècle à l’effervescence des années 20. Elle nous confronte aux destins de ces artistes lors d’événements tragiques, les conflits mondiaux et la montée des nationalistes. Elle nous plonge dans les expérimentations fauves, cubistes et abstraites en mettant en valeur l’apport et la touche propre à chacun. Nous découvrons beaucoup d’artistes restés méconnus. A chaque niveau, une frise chronologique retrace l’arrivée des artistes à Paris et  les expositions marquantes auxquelles ils participent. Cette exposition forte nous parle d’une Ecole dont les artistes ne sont pas liés par un style  mais par un destin. 

Chagall, Modigliani, Soutine,… Paris pour école. 1905-1940 au musée d’art et d’histoire du Judaïsme jusqu’au 31 octobre 2021.

Liste des oeuvres:  

1) Peintres à la campagne, Béla Czobel, 1906, Centre Pompidou, Paris  

2) Portrait d’Hermine David, Jules Pascin, 1908, musée de Grenoble  

3) Autoportrait, Walter Bondy, 1912, collection Catherine Cozzano, Paris  

4) Parisienne à l’éventail, Henri Hayden, 1912, Centre Pompidou, Paris  

5) Philomène, Sonia Delaunay, 1907, musée Fabre, Montpellier  

6) Nature morte cubiste, Alice Halicka, 1915, Mahj, Paris  

7) Marin à la guitare, Jacques Lipchitz, 1914-1915, musée des beaux arts de Rouen  

8) Nature morte au violon, Alice Halicka, 1918, musée des Beaux-arts, Bordeaux  

9) Prismes électriques n41, Sonia Delaunay, 1913, musée d’art moderne de Paris  

10) La Ruche, Pinchus Krémègne, 1916, collection Sandrine Pissarro, Paris  

11) Femme à la mandoline, Marc Chagall, 1914, collection particulière  

12) La Ruche sous la neige, Michael Kikoïne, 1913, association des Amis du Petit Palais, Genève  

13) La Ruche, Léon Indenbaum, 1918, collection Laurent Moos, Paris  

14) La chevelure noire, Amedeo Modigliani, Musée national Picasso Paris  

15) Portrait de Dédie, Amedeo Modigliani, Centre Pompidou, Paris  

16) Le Salut, Marc Chagall, 1914, Mahj, Paris  

17) Vingt eaux fortes de la guerre 1914-1918, Ossip Zadkine, musée Zadkine, Paris  

18) Dancing, Lou Albert Lasard, musée des Beaux- arts Strasbourg  

19) Bal musette, André Kertész, 1926, Centre Pompidou, Paris  

20) Femme au châle polonais, Moïse Kisling, 1928, Centre Pompidou, Paris 

21) Femme au châle gris, Georges Kars, 1930, Centre Pompidou, Paris  

22) Garçon d’honneur, Chaïm Soutine, 1924, musée de l’Orangerie, Paris  

23) Villageois tenant la Torah, Marc Chagall, 1928, Mahj, Paris  

24) La tête prophétique, Morice Lipsi, 1924, musée des années 30, Boulogne Billancourt  

25) Le Rêve du poète, Marc Chagall, 1931, Centre Pompidou, Paris  

26) Sauterelle, Chana Orloff, 1939, collection particulière  

27) Composition, Otto Freundlich, 1919, musée de Pontoise  

28) Maternité, Chana Orloff, 1914, collection particulière  

29) Le Père, Marc Chagall, 1911, Centre Pompidou, Paris

Article rédigé par Amélie Hautemaniere – Photos de l’auteur.

Suivez notre compte Instagram « myarchibat » pour découvrir de nouvelles expériences artistiques et architecturales !