Le musée de l’Orangerie, en collaboration avec la Kunsthalle de Hambourg, nous propose une exposition sur le peintre italien Giorgio de Chirico. Le propos est centré sur quelques années seulement, de 1908 à 1918, période pendant laquelle de Chirico développe son vocabulaire plastique et met au point sa peinture métaphysique. Le parcours chronologique est en trois temps et trois étapes ; il suit les déplacements de l’artiste à travers l’Europe : Munich tout d’abord, puis Paris et enfin Ferrare.

Né en Grèce de parents de nationalité italienne, de Chirico étudie à l’académie des Beaux-arts d’Athènes. C’est imprégné de culture classique, qu’il se rend en Allemagne, à la mort de son père en 1906. Il est accompagné de son frère cadet, écrivain, Alberto Savinio de son nom de plume. Élève à l’Académie des Beaux-Arts de Munich, Giorgio de Chirico découvre la pensée de Friedrich Nietzsche et de Arthur Schopenhauer ainsi que les tableaux et dessins de Arnold Böcklin et de Max Klinger. Leurs œuvres inspirées de la Grèce antique lui parlent et lui rappellent l’univers de son enfance. C’est dans les personnages mythologiques qu’il puise ses premières inspirations.

Durant l’été 1909, les deux frères se rendent en Italie, notamment à Rome puis Florence et Turin. Le contraste fort de la lumière et des ombres qui soulignent l’architecture, les impressions de nostalgie et de solitude qui se dégagent des statues inspirent à de Chirico des esquisses de tableaux, au temps suspendu, premières œuvres métaphysiques.

En 1911, Giorgio de Chirico arrive à Paris. Il expose au Salon d’automne ses premières toiles métaphysiques réalisées en Italie. Il continue sur sa lancée et s’inspire de l’architecture de Turin qu’il vient de visiter, pour une série de toiles. Cette ville a pour lui un écho personnel, puisque son grand-père diplomate, avait combattu pour la Maison de Savoie, dont Turin est la capitale et ainsi obtenu la naturalisation italienne. De plus, c’est dans cette ville que Nietzsche a écrit ses dernières oeuvres, avant de sombrer dans la folie. De Turin, de Chirico apprécie tout particulièrement les arcades régulières qui lui permettent d’abriter les figures de son répertoire symbolique, intimement lié à Nietzsche.

Il y a Ariane, issue de la mythologie grecque. Cette princesse crétoise a aidé Thésée à sortir du labyrinthe et à tuer le Minotaure, en le guidant grâce à un fil. Alors qu’en échange elle avait obtenu la promesse qu’il l’épouserait, Thésée l’abandonne sur une île sans honorer son serment. Elle rencontre alors Dionysos qui l’épouse lui accordant ainsi l’immortalité. Nietzsche voit dans Ariane, qui suite à un évènement destructeur a su se réinventer, le symbole du dépassement vers le surhumain. Chirico représente Ariane, sous les traits de la sculpture conservée aux musées du Vatican où elle est allongée, endormie. Elle est pour lui intimement liée à Nietzsche donc à Turin.

Le train ou les gares sont également des éléments récurrents du répertoire de de Chirico. Ils évoquent son père, décédé brutalement et qui était ingénieur des transports ferroviaires. La figure paternelle peut être invoquée par la représentation de personnages masculins moustachus.

Fidèle aux préceptes nietzschéens, de Chirico est sensible à une organisation binaire du monde, entre valeurs dionysiaques et apolliniennes, entre frénésie et calme, entre masculin et féminin. Les scènes qu’ils inventent reposent sur cette complémentarité : les motifs des tours répondent aux arcades, les figures féminines ont des pendants masculins, …

A Paris, Giorgio de Chirico découvre l’organisation des plans des tableaux de Cézanne, les compositions de Matisse et les peintures de Picasso entre archaïsme et cubisme. En 1913, il rencontre Apollinaire. Celui-ci l’introduit dans les milieux d’avant-garde et notamment auprès de Paul Guillaume qui deviendra son marchand. C’est d’ailleurs à ce dernier que le musée de l’Orangerie doit ses collections, dans lesquelles ne figurent aucune œuvre de de Chirico.

Le poète et le peintre partagent un goût pour les doctrines orphiques. De Chirico donne naissance à un alter ego dans ses tableaux, sous les traits d’un mannequin. Celui-ci à l’instar de l’artiste dans notre société est un visionnaire, qui voit au-delà du temps et au cœur des choses.

A partir de 1913, de Chirico introduit également dans ses toiles des objets inanimés sans aucun lien logique entre eux. Il puise son inspiration dans les écrits de Nietzsche mais également dans les Illuminations de Rimbaud. Il peut s’agir de fruits et légumes, bananes ou artichauts ou des objets tels des canons. Ces éléments occupent le premier plan alors que les figures sont reléguées, lorsqu’il y en a, à l’arrière plan.

L’originalité de de Chirico sur la scène parisienne enthousiasme. Il n’a pas de filiation avec les Impressionnistes et il propose quelque chose de radicalement différent de Picasso ou de Matisse. André Breton, théoricien du Surréalisme, verra en de Chirico le précurseur du mouvement. Yves Tanguy et René Magritte lui attribueront leur vocation.

En 1914, lorsque la Première Guerre mondiale est déclarée, les frères de Chirico prennent contact avec le consulat de Paris pour s’enrôler. Ils retournent en Italie. Ils supposaient que la guerre serait de courte durée, et conservent leur appartement où Giorgio laisse toutes les toiles qui n’appartiennent pas au marchand Paul Guillaume. Les deux frères arrivent à Ferrare en juin 1915. Ils sont déclarés inaptes aux efforts de guerre et ne participent pas directement aux combats. Giorgio de Chirico peint alors souvent de nuit, dans sa chambre, puisqu’il n’a plus d’atelier, des oeuvres de petit format. Il privilégie des scènes d’intérieur, lieu clos où il se sent en sécurité, dans lesquelles des objets dialoguent. Les plans se multiplient au sein d’une toile, saturant l’espace et obstruant le champ. Les objets de plus en plus détonants se détachent sur un cadre coloré, tandis que des volumes géométriques semblent évoluer dans des dimensions différentes.

En 1917, il est admis à la Villa del Seminario, hôpital militaire pour maladies nerveuses. Il y rencontre le peintre Carlo Carrà. Tous les deux ont l’autorisation de peindre. Le mobilier des salles de soin et les instruments de rééducation font alors leur apparition dans les toiles de de Chirico. Les prothèses, chaises pour électrochocs, mannequins désarticulés évoquent les mutilés de guerre et l’horreur des conflits dans des décors soignés d’appartements italiens.

Carlo Carrà et Giorgio de Chirico explorent durant leur séjour à l’hôpital militaire le répertoire de l’art métaphysique italien. Filippo de Pisis, Giorgio Morandi ou encore Alberto Magnelli seront fortement marqués par ce vocabulaire plastique. Ainsi Morandi privilégiera une facture très lisse et la représentation des formes sur un même plan. Le régime fasciste tentera de récupérer cette école métaphysique italienne. L’exposition ne s’attarde pas sur ce sujet épineux, ni ne questionne le patriotisme de Giorgio de Chirico.

Après la guerre, de Chirico, bien qu’il soit toujours mû par des préoccupations métaphysiques, porte une attention de plus en plus importante au faire. Il copie les œuvres des Maîtres de la Renaissance comme Raphaël ou Michel-Ange. Il reprend des éléments de ses anciennes toiles en remaniant la composition jusqu’à pasticher ses propres œuvres. Les Surréalistes se détachent alors de lui, peu séduits par cette appréhension de l’œuvre très technique et moins onirique.

L’exposition propose une approche resserrée autour de quelques années de l’œuvre de de Chirico. Elle explore les influences philosophiques et artistiques qui ont nourri son art. Les liens avec les milieux d’avant garde parisiens sont esquissés ainsi que ceux avec les cercles littéraires de son temps, notamment par le biais de son frère.

L’exposition réunit beaucoup d’œuvres majeures de la période grâce à des prêts de collectionneurs privés, ou d’institutions internationales. Nous prenons toute la mesure de cet univers en construction pétrifié, semblant évoluer dans une autre réalité. Le magnétisme de ces toiles est intriguant, et la puissance de suggestion des oeuvres est d’une force intacte.

En philosophie, la métaphysique désigne la recherche de sens. Pour de Chirico, il s’agissait de rendre la réalité du monde et de nous le dévoiler dans toute son absurdité. En 1919, il déclare : « L’abolition du sens en art, ce n’est pas nous les peintres qui l’avons inventée. Soyons juste, cette découverte revient au polonais Nietzsche, et si le français Rimbaud fut le premier à l’appliquer dans la poésie, c’est votre serviteur qui l’appliqua pour la première fois dans la peinture. »

Giorgio de Chirico, la peinture métaphysique au musée de l’Orangerie jusqu’au 14 décembre 2020.

Liste des œuvres:
1) Le Revenant (le Cerveau de l’enfant), 1914, Moderna Musset Stockholm
2) Prometeo, 1908, Collection Paolo Volponi
3) La récompense du devin, 1913, Philadelphia museum of Art.
4) Le retour du poète, 1914, Aga Khan Foundation, Genève
5) La sérénité du savant, 1914, The Museum of Modern Art, New York
6) La nostalgie de l’infini, 1911, The Museum of Modern Art, New York
7) Portrait de Guillaume Apollinaire, 1914, Centre Pompidou, Paris
8) Le Vaticinateur, 1914, The Museum of Modern Art, New York
9) Les deux sœurs, 1913, Kunstsammlung Nordrhein Dusseldorf
10) La conquête du Philosophe, 1914, The Art Institute Chicago
11) Composition métaphysique, 1914, Etro collection
12) La révélation du solitaire, 1916, collection particulière
13) Le rêve de Tobie, 1917, The Bluff collection
14) Mélancolie du départ, 1916, Tate, Londres
15) La nostalgie de l’ingénieur, 1916, Chrysler Museum of art, Norfolk
16) Les Vaticinateurs, 1916, collection Marco Brunelli, Milan
17) Il Ritornante, 1917, Centre Pompidou, Paris
18) Mère et fils, Carlo Carrà, 1917, Pinacoteca di Brera, Milan
19) Nature morte, Giorgio Morandi, 1918, Pinacoteca di Brera, Milan
20) Nature morte, Giorgio Morandi, 1920, Pinacoteca di Brera, Milan
21) Le fils du constructeur, Carlo Carrà, 1917, collection particulière
22) Nature morte, Giorgio Morandi, 1918, Fondazione Magnani Rocca Parme
23) Intérieur métaphysique, 1918, collection Mario Lattes
24) Les poissons sacrés, 1918, Etro collection
25) Intérieur métaphysique, 1918, Museo d’Arte contemporanea, Turin
26) Le troubadour, 1917, collection particulière
27) Composition métaphysique avec jouets, 1914, The Menil collection, Houston
28) Le voyage sans fin, 1914, Wadsworth Atheneum Museum of art, Hartford
29) La chambre enchantée, Carlo Carrà, 1917, Pinacoteca di Brera, Milan

Article rédigé par Amélie Hautemaniere – Photos de l’auteur.

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